• les indésirables

     

     - « Ouh ! Ouh !  Monsieur Dubois ! »

    Ma distinguée concierge, madame Michu, m’interpelle alors que je passe silencieusement devant sa loge.

    Madame Michu possède un sixième sens, comme je pense toutes les concierges. Elle « sent » lorsqu’un locataire passe devant sa porte. Ferdinand, son mari prétend même qu’elle sait qui passe.

    Comme il dit : « Pour ça, elle est forte Antoinette »

    Pourquoi ‘Pour ça’ ? Y aurait-il d’autres domaines où sa réactivité laisserait à désirer ?

    Je n’aurai jamais la réponse à cette question.

    -« Monsieur Dubois » Insiste t-elle. (je m’appelle Lechêne, mais elle m’appelle Dubois..

    -« Ah ! Madame Michu, comment ça va ? »

    - « Mon Fernand a un problème avec son ordinateur. Vous n’auriez pas deux minutes ? »

    1- Madame Michu ne répond jamais aux questions. Elle en pose.

    2- Ces deux minutes qu’elle me demande de consacrer au problème de  Ferdinand (qu’elle appelle Fernand) vont me bouffer toute ma matinée.

    Ce n’est pas qu’il soit méchant, Ferdinand, mais quand il s’agit de raisonner, il a comme un problème. Pourtant s’il a la tête vide, elle devrait résonner un maximum.

    - " Quel problème ? " je demande.

    Madame Michu se tourne alors vers on intérieur et lance :       - "Fernand, Monsieur Dubois va venir t'aider."

    Ayant depuis longtemps renoncé à contrarier Madame Michu, j'entre dans son 'intérieur'.

    Ferdinand est assis à la table de la salle à manger sur laquelle est posé un ordinateur portable. Quand je dis assis, c'est une façon de parler. En fait, il a le derrière posé sur le bord de la chaise et le reste du corps écrasé sur la table comme s'il cherchait à monter dessus.

    - "Alors Monsieur Ferdinand, quel est le problème ?"

    - "C'est pas arrivé" me dit-il.

    Autant Madame Michu est volubile, autant  Ferdinand est concis.

    'C'est un taiseux' dit sa femme.

    - "Le miel, il est pas arrivé, c'était pour confirmer."

    Je traduis :

    - "Vous avez passé une commande sur internet et vous n'avez pas reçu de votre fournisseur le Mél de confirmation. C'est cela ? "

    - "Oui, je viens de vous le dire"

    Je renonce lâchement à lui exposer la manière de poser un problème, les deux minutes sont déjà passées et je ne me vois pas sortir rapidement.

    - "Il y a combien de temps que vous avez passé votre commande?"  Je demande.

    - "D'habitude, je reçois le même jour."

    Ferdinand n'est pas fort non plus pour répondre aux questions.

    J'imagine leurs conversations, le soir, après la soupe, pendant cette heure incertaine où après le repas et avant la télé, ils se retrouvent face à face et qu'il faut combler un vide, remplir le silence.

    Elle : "Ça c'est bien passée ta journée ?"

    Lui : "Et toi ?"

    Elle : "Tu as des nouvelles de Marcel, il y a longtemps qu'il n'est pas passé ?"

    Lui : "Tiens! Robert a téléphoné mais tu étais partie aux courses"

    Elle :"Tu sais à combien elles sont les pommes de terre ?"

    Ainsi l'heure se remplit de questions sans réponses. L'important étant de ne pas laisser  s'installer le silence.

    Je réintègre la salle à manger.

    C'est curieux ce mot 'salle à manger'. C'est le mot 'manger' qui sonne mal. C'est comme si l'on disait 'salle à bouffer' ou 'salle à baffrer'. La salle aux repas me semblerait plus convenable.

    Donc, je réintègre la salle à manger de Ferdinand et Marie Antoinette qui me regardent, concentrés et anxieux comme dans une maternité une mère qui attend que sa fille accouche.

    - Euh ! Vous avez regardé dans les indésirables ?" je demande à tout hasard.

    - "Les quoi ?"

    -" Les indésirables. Les courriels indésirables."

    - "Mais c'est pas indésirable puisque je l'attend. Je dois le recevoir."

    - "Oui, mais quelquefois, les courriels n'arrivent pas dans la boite de réception, mais sont directement envoyés dans la boite des courriers indésirables."

    Ferdinand  se redresse, tourne la tête vers moi  et me regarde comme s'il voyait un extra-terrestre plein de tentacules et dégoulinant de bave, ou comme un enfant dont le ballon vient d'éclater et qui se demande ce que va devenir le monde sans son ballon.

    J'approche rapidement avant qu'il ne se mette à pleurer et je lui montre, sur l'écran, la boite de réception et en dessous la boite des indésirables. Je lui fais ouvrir cette boite et il y trouve, effectivement, le courriel qu'il attendait.

    Son visage s'éclaire, un large sourire lui fend la face, ses yeux brillent comme le petit garçon à qui on aurait offert un nouveau ballon. Mais il reprend brusquement un air sérieux. Ses méninges tournent à une vitesse folle.

    - "Pourquoi le message se trouve là "

    - " C'est par précaution, par sécurité, pour mettre à part les courriers qu'on ne veut pas recevoir."

    Je m'aperçois trop tard que j'ai mal formulé ma réponse. Ferdinand se dresse.

    - "Mais je voulais le recevoir."

    - "Oui, mais quelquefois, il y a trop de sécurité et même les messages que l'on accepte de recevoir sont envoyés dans les indésirables."

    - "Mais si ce sont des messages qu'on ne veut pas recevoir, pourquoi on me les envoie ?"

    Je sens que mes explications n'entrent pas dans la logique de Ferdinand, mais je veux insister et je m'embrouille.

    - "C’est-à-dire que ce sont des messages qu'ON pense que vous ne voulez pas recevoir, mais ON vous les envoie quand même  pour que vous sachiez qu'ON vous les a envoyés. Mais ON les met à part puisque vous n'en voulez pas."

    Je me rends compte que je coule de plus en plus profond. Il va bientôt me falloir une assistance respiratoire.

    - "Moi je trouve que c'est bien comme ça" lance marie Antoinette

    Bon sang ! Je l'avais oubliée celle-là. Je sens que la température va monter. Effectivement Ferdinand se lève, attrape sa femme par les épaules, la mène dans l'entré de l'immeuble, la fait assoir sur les escaliers puis revient, ferme la porte et s'assied.

    Calme

    Je me demande combien de temps cela va encore durer. J'aimerai sortir.

    - "Pourquoi ils mettent pas directement ces courriers à la poubelle si j'en veux pas?"

    Silence

    Du coin de l'œil je vois Marie Antoinette entrer sur la pointe des pieds et s'asseoir à l'autre bout de la pièce.

    Pourvu qu'elle se taise.

    - "Vous voyez, Monsieur Ferdinand que les choses sont bien faites. Si le message était mis directement à la poubelle vous ne l'auriez pas récupéré. Alors que là, grâce à ce système, vous l'avez récupéré." "Voilà" dis-je en reculant vers la porte de sortie. "N'oubliez pas Monsieur Ferdinand, il faut toujours regarder dans la boite des indésirables"

    Je suis arrivé à la porte que j'ouvre.

    Ferdinand est dans ses réflexions.

    - "Tu as compris ce qu'il t'a dit Monsieur Dubois" dit Marie Antoinette

    Ferdinand lève un regard sur sa femme.

    Je me sauve.

    C'est vrai ! Il a raison Ferdinand. Si ces courriels sont indésirables, pourquoi nous les envoyer ?

    C'est comme si on mettait des tas de prospectus  dans une boite aux lettre avec une étiquette 'pas de publicité SVP'

     

    Il est quand même finaud Ferdinand.

     

                  RETOUR


    Tags Tags : , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :