• les estigmates

     

    La clef tourne doucement dans la serrure que je prends grand soin de huiler régulièrement.

    Me voici sur le palier de ce grand immeuble à l’angle de la rue d’Alésia et de la rue Vercingétorix, qui fut cossu sous Napoléon III mais qui, aujourd’hui, fait plutôt triste mine.  Peu importe. L’important n’est pas là.

    Je dédaigne l’ascenseur, bien qu’il n’ait rien fait pour mériter mon dédain, mais comme tous les ascenseurs que je connais celui-ci fait un bruit entre le couinement et le grincement qui ne convient pas du tout dans les circonstances présentes. A pas mesurés, environ 75cm, je descends l’escalier en bois recouvert en son centre d’un tapis qui devait être rouge à l’origine mais qui aujourd’hui ne s’en souvient plus. Il devrait en rougir de honte.

    Arrivé à quelques marches du rez-de-chaussée, je fais une pause. Non pas parce que je suis essoufflé, mais pour observer les alentours. Plus précisément la petite fen^etre (Ah ! J’ai raté le chapeau du ‘e’. Je recommence)...la petite fenêtre (voilà) qu’occulte un rideau « brise-bise-gris-déco-maison-modèle broderie » de la Redoute.

    Car c’est derrière ce rideau que vit et sévit Marie Antoinette Boldu la concierge de l’immeuble. Je pense que Mme Boldu est à ce poste depuis la construction du bâtiment, tant elle est au fait des faits des locataires, du propriétaire et des voisins de la rue d’Alésia, de la rue Vercingétorix et des environs à 14 kilomètres à la ronde. Alors forcément elle entend beaucoup de choses ce qui lui permet d’avoir un avis sur tout. Elle peut aussi bien vous donner la recette du 4/4 que vous expliquer (ou tenter de le faire) comment mesurer l’énergie des particules électromagnétiques. Le professeur Scharzurtrichof du 4ème doit y être pour quelque chose.

    Bref, je tentais sans trop y croire d’éviter Marie Antoinette, ayant rendez-vous avec Martine dont je vous parlerai plus tard. J’avais raison de ne pas y croire quand Mme boldu un fin sourire sur ses lèvres gercées sort brusquement de la loge et me barre le passage de manière péremptoire. Tiens Monsieur Dubois (je m’appelle Lechène) venez par ici que je vous raconte la dernière. Elle est assez directive dans ses interventions. Comme il ne faut jamais contrarier une concierge et encore moins Mme Boldu, j’obtempère en pensant à Martine.

     Je lui fais un grand sourire, celui qui veut dire : « Vous m’avez encore bien eu, mais je fais celui qui ne s’en rend pas compte ». Elle me rend mon sourire « Pas la peine de faire semblant, je sais bien que ça t’embête, mais tu resteras quand même » (dans sa tête elle me tutoie).

    De bonne grâce je la suis dans son « chez nous » comme elle dit : « ç’est pas grand, mais c’est chez nous » Je vous fais grâce de la description de l’endroit. Ah ! Si quand même il y a un élément important que je dois signaler, mais ce ne sera pas long. Il y a au dessus du bureau, où elle doit faire ses comptes, accroché au mur, un tableau. La particularité de ce tableau, c’est qu’il ne représente pas toujours la même chose. Au gré de ses humeurs, ou de l’actualité, Mme Boldu change la photo encadrée. C’est un indice qui permet de savoir quelle est sa préoccupation en cours. Le dimanche matin quand Ferdinand par « faire » son tiercé, elle encadre la photo d’un cheval. C’est sensé porter chance. Mais lucide elle a baptisé le cheval, un gros boulonnais de labour : clopinettes, (ce qui rend le cheval ridicule) parce que les tiercés de Ferdinand n’ont jamais ramené que des clopinettes. Avant de partir en vacances, chaque année, tout le mois de juillet le cadre représente une plage ensoleillée et ‘empalmiérée’ où une multitude de corps bronzés s’étalent, s’amalgament et se superposent. Ceci pour forcer la météo à être clémente au mois d’aout période de sa villégiature à Bourg le sec.

    Aujourd’hui, curieusement, c’est la photo d’une sainte qui est à l’honneur. C’est nouveau. Elle est peut-être entrée dans une période mystique Marie Antoinette, ou elle a un gros péché à se faire pardonner. Je décide de la taquiner un peu.

    -« C’est quelqu’un de votre famille ? »  

    Elle ne relève pas l’impertinence.

    -« C’est sainte Catherine »

    - « Ah ! »

    - « Elle a eu les estigmates » répond-elle comme une évidence.

    - Re « Ah » de ma part sans relever le barbarisme.

    A ce moment Ferdinand son époux, entre dans la pièce. Quand je dis ‘entre’ c’est une façon de parler. Il se traine. Visiblement il vient de se réveiller ou d’apprendre une terrible nouvelle. Il ne me voit pas et pars péniblement s’effondrer dans un fauteuil qui ne méritait pas ça. Je cherche un moyen de partir sans vexer Marie Antoinette.

    - « Je les ai » dit Ferdinand d’une voix d’outre-tombe.

    - Marie Antoinette s’approche de lui et délicatement lui éponge le front avec son tablier.

    - « Il les a » me dit-elle dans un souffle.

    -« Qu’est ce qu’il a ?» je demande. « C’est son flegmon ? »

    C’est vrai que Monsieur Ferdinand développe depuis quelques semaines une excroissance impressionnante en dessous de l’oreille droite. Un flegmon.

    Je pense au mot ‘flegmon, ou ‘phlegmon’. J’aime bien ce mot. Il sonne bien aux oreilles (pas à celles de Ferdinand). Et puis, le ‘ph’ du début, je trouve que ça fait classe. Si c’était un flegmon cela ferai pauvre, ouvrier, mais ‘phlegmon’ ça pose son homme. C’est comme la goutte. On ne voit jamais d’ouvrier gouteux. La goutte est réservée à une certaine classe. Phlegmon et Ferdinand ça va pas ensemble. Où alors il faudrait qu’il s’appelle Pherdinand. Là oui. Ca pose !

    Je remonte à la surface.

    Mme Ferdinand est coite. Zut j’ai tout raté. J’espère qu’elle ne m’a pas posé une question. Ferdinand a relevé la manche de son pull. Je remarque qu’il s’est cogné ou accroché quelque part, une fine zébrure traverse son biceps flasque.

    - « Vous voyez ? » dit Ferdinand en me regardant d’un œil anxieux.

    - « Non. Qu’est ce qu’il y a ? » l’interrogeais-je.

    - « Il a les estigmates » dit Marie Antoinette dans un souffle.

    - « Où ça ? »

    C’était la question à ne pas poser. Mme Boldu me jette un regard... comment dire : imaginez le regard d’un lapin face au fusil du chasseur. Il implore toute la mansuétude du monde, supplie qu’on prenne en compte son horrible détresse, mendie une charité et une humanité sans borne.

    Marie Antoinette a le regard du lapin. Il m’émeut profondément.

    - « Il a les estigmates » Souffle-t elle.

    Ferdinand opine du chef. Ne voulant pas les contrarier j’entre dans le jeu.

    - « Depuis quand ? »

    - « Depuis hier. Fernand montre à Monsieur Dubois ton autre estigmate »

    Ferdinand enlève alors ses bretelles et déboutonne son pantalon.

    - « Je vous crois, monsieur Ferdinand, je vous crois » Mais Ferdinand me m’entend pas.

    Il ouvre sa braguette.

    - « Ferdinand arrêtez, je vous crois, ce n’est pas la peine »

    Peine perdue. Le pantalon glisse sur ses chaussettes.

    Pourquoi ai-je voulu sortir aujourd’hui ? Pourquoi je ne suis pas passé en courant devant la loge ? Qu’est ce que je fais ici ? Comment partir ?

    - « Vous voyez ? » me dit Marie Antoinette sans que je sache s’il s’agit une interrogation ou d’une affirmation.

    Je glisse un œil sur le spectacle désolant de Ferdinand, en slip blanc qui lui pend jusqu’aux genoux. Et sur le genou, sur la rotule, en regardant bien, je vois une petite zébrure rose.

    J’amorce un repli vers la porte.

    - « Je croyais - dis-je d’air benêt- que les stigmates apparaissaient sur les mains et les pieds. »

    « Attendez ! me dit Marie Antoinette. Il débute. Vous verrez (j’espère bien que non) dans quelques jours ils seront à la bonne place. Hein Fernand ? »

    Ferdinand, incapable de parler opine du chef en reboutonnant ses bretelles. Je sens que je vais pouffer.

    Puis il reprend sa pose inspirée au fond du fauteuil.

    -« Fernand ! Monsieur Dubois peut revenir quand pour voir tes estigmates ? »

     Je bafouille des mots incompréhensibles que personne d’ailleurs n’écoute et je sors de la loge comme on sortirait d’un immeuble en flamme.

    Il y a du soleil. La rue est belle, les gens sont beaux, je leur souris bêtement comme si je voulais leur faire partager mon bonheur de me retrouver dans un cadre connu, rassurant.

    J’ai rendez-vous avec Martine.

    Je me demande comment faire pour rentrer ce soir sans attirer l’attention de Marie Antoinette.

     

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