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le bigophone
LE
B I G O P H O N E
ou
lettre à ma tantePage 1
Chère tante
je failli vous bigophoner car, le pensâtes-vous,
chère tante, j'acquis récemment ce merveilleux appareil
qui peut, m'assura le vendeur de "La Belle Jardinière", me permettre de parler à un quidam qui n'est pas là, qui se trouve au bout du monde, à 100 km, pour le moins qu'il possédât lui aussi le fabuleux appareil.
N'est-ce pas fou ?
Je m'inquiétais néanmoins des conséquences possibles sur mon organisme.Aussi me contenterai-je de vous écrire puisque mon écriture a l'heurt de vous plaire.
Comme vous l'apprîtes certainement, chère tante, quand j'étais petit j'étais très laid.
Évidemment mes camarades de classe se moquaient toujours de moi,
ce à quoi je répliquais invariablement que
"la beauté n'est qu'un concept subjectif éphémère".Je ne leur disais pas que ma beauté était intérieure parce qu'ils m'auraient ouvert le ventre pour vérifier.
Vous vous doutâtes, naturellement, chère tante que j'enviais mes copains qui eux étaient très beaux.
Notamment Albert que je haïssais.
Le père d'Albert était forgeron et il conçut son fils un soir d'orage, au fond de la forge.
Comme il disait souvent :
"L'enclume forge l'homme"
Quel con !Page 2
Mon père était un inventeur génial
Comme vous le sûtes sans doute, il dut sa réputation au fait qu'il inventa . . ."Le viseur pantouflard"
qui équipait les poilus de 14.
Si j'avais de la place, d'ailleurs, je vous narrerais une anecdote cosasse. Ce sera pour une autre foisMa mère, elle, jouait du "BONUSOPHONE", ainsi que vous l'apprîtes lors de notre dernière rencontre.
Vous remarquerez sur cette photo prise devant l'étable où elle séjournait le plus souvent, qu'il lui manque le pouce de la main droite.Mon papa le lui a "emprunté" pour inventer l'auto-stop. Cette invention ne plut pas au public.
À ma mère non plus.
En fait, elle jouait de son "BONUSOPHONE"pour oublier ses déboires conjugaux.Car mon père, comme vous le vîtes sur cette photo, chère tante, avait une liaison avec la grosse Berthe.
On ne peut nier les charmes de cette personne, quoiqu'à mon goût, je trouve que sa tenue jure grossièrement avec celle raffinée de mon papa.Page 3
Nous habitions une rue tranquille. Notre maison que vous visitâtes lorsque vous vîntes nous rendre visite, est la première à droite. On ne la voit pas sur la photo car le photographe fut renverséé par un véhicule quadrupède au moment de la prise de vue.
Bien que tranquille, notre rue était parfois animée par une espèce de truc aveugle qui, en toute innocence traversait les maisons sans prévenir.
C'était un jeune truc encore malhabile à qui nous pardonnions volontiers quelques écarts bien de son âge.De toute façon, ce qui m'intéressait c'était la musique. Je faisais partie du groupe bigophonique "la perche vendômoise" que vous connûtes pour avoir été la marraine de la grosse caisse que l'on voit au premier plan
Quant à moi, je suis derrière la bannière fièrement brandie par Gaston, le mirliton.Notre voisin Robert m'accompagnait parfois à la chorale. Vous vous en étonnâtes, je me rappelle, cette activité n'étant pas compatible, dîtes-vous avec sa position d'enfant de choeur. Monsieur le curé, toutefois, lui pardonnait ses petits écarts, eu égard aux services qu'il rendait en brodant de mignons petits napperons pour l'autel.
Son fils, du reste, n'était pas en reste.
Il s'appelait Simone et vous le portâtes, chère tante, sur les fonds baptismaux un soir de novembre alors que le vent hurlait et que la pluie cinglait sur son frêle visage défiguré par une lèpre maligne qu'il avait contractée au voisinage de son père.Page 4
Mon père, ce jourlà, entrait sa consommation hebdomadaire de vinasse. De ce vin que vous bûtes en quantité lors de votre dernier passage. Vous reconnaîtrez mon père au fait qu'il porte toujours une casquette.
Mon père, ampélographe distingué, a fait la fortune du Bordelais. Sa préférence va au vin qui ne descend ô jamais en dessous de 15 caudalies, au goût empyreumatique et qu'il sirote en compagnie de flaconneurs avisés dont vous fûtes, ma chère tante.Quand arriva Maître Delacourt, de la Caisse des Primes mensuelles, qui venait encaisser la prime mensuelle destinée à alimenter les caisses de la Caisse des Primes Mensuelles
et avec qui vous travaillâtes, chère tante, si ma mémoire ne me fait pas défaut.
Il était accompagné de son greffier préféré, qui s'appelle Robert mais que tout le monde appelle Georges.
Malgré son air bougon, Robert/Georges avait un coeur d'or et un courage hors du commun.
Pensez, chère tante, que malgré l'amputation des deux bras, il tapait tous les rapports sur la machine à écrire que vous lui offrîtes lors de sa sortie de l'hopital.Maître Delacourt Dufont Dujardin venait encaisser le loyer
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Aussitôt ce fut la débandade dans notre maisonette ainsi que vous l'imaginâtes, chère tante
L'oncle Victor qui prenait son bain annuel dans la bassine galvanisée, en renversa le contenu bouillant sur ses parties sensibles, tandis que tante Adélaîde se précipitait pour lui apporter un bloc de glace à la vanille et que la cousine Pervenche(qu'on surnommait ainsi en raison de son chapeau) cherchait vainement un endroit pour se cacher.
Cette scène bouleversante nous plonge au plus profond du drame et je comprends, chère tante, que vous ne pûtes soutenir cette vision d'un autre âge.
Tata et Tonton, déguisés en mendiants, prirent la poudre d'escampette et volèrent, plus qu'ils ne coururent, se réfugier . . .Page 6
. . . chez notre tante BRUNHILD qui poursuivait son traitement depuis la naissance.
Certains disent que ses "particularités" viendraient du fait que sa mèreaccoucha pendant le carnaval.
Quoi qu'il en soit, elle s'en accomode très bien, et sa fille aussi.Son troisième mari la trouve un peu conventionnelle, mais ils s'entendent bien, et c'est le principal.
Pourtant rien n'indiquait à sa naissance, malgré quelques légères inperfections, qu'une fleur géante bourgeonnerait dans sa zone occipitale. Passe encore la couleur verte, mais cette fleur . . .
Vous tentâtes bien, chère tante, de l'arroser, puis de la couper, mais rien n'y fit et vous dûtes, en désespoir de cause, plonger carrément tante BRUNHILD dans le vase.Page 7
Enfin, après toutes ces péripéties, nous pûmes réintégrer notre home, notre nid douillet que Maître Delacourt Dufond Dujardin avait dépouillé de ses meubles mais pas de son âme.
Vous en pleurâtes de joie, chère tante.
Vous en souvîntes-vous ?Malgré tout nous décidâmes de déménager et nous trouvâmes exactement ce qu'il nous fallait.
Pour vous faire une idéeVous souvîntes-vous, cher tante, que vous vous perdîtes car vous prîtes par la gauche, rue Charles Martel XII alors qu'il eut fallu que vous prissiez par la droite, l'avenue Napoléon VII.
Ce que nous rîmes de votre bévue.L'inconvénient c'est qu'il se trouvait
au dernier étage.
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Puis ce fût le train-train quotidien
Mon père et ma mère reprirent leurs habitudes et vous souffrîtes beaucoup, chère tante, de voir votre soeur si mal habillée pour recevoir son mari qui rentrait d'une dure journée de labeur.Et je ne dirai rien de sa coiffure.
Malgré tout l'amour que je portais à mes parents, j'avais de plus en plus de mal à les supporter.
Nous convînmes, chère tante, que je passerai les vacances chez vous. Mais en attendant . . .
. . . je passais la plupart de mon temps chez mes voisins, deux frères, adorables et charmants.
Ils sont jumeaux, mais la ressemblance n'est pas frappante.
Ça arrive.Ils travaillaient au bureau d'aide sociale de la mairie.
Les employés les charriaient pour leur coupe de cheveux, mais on connaît la méchanceté et la jalousie des fonctionnaires.Page 9
Ils avaient un frère qui ne tournait pas rond. Ce n'est pas qu'il était malade, mais il avait un je ne sais quoi qui indisposait. Vous même, ma chère tante, lorsque vous le prîtes dans vos bras charnus, il vous parut bien fragile.
et malgré tous vos efforts, vous ne parvîntes jamais à lui faire porter un béret
Tout petit bébé, pourtant, il ne présentait pas cet anomalie du chef.
Mais il était très turbulent et il fallait tout le temps l'avoir à l'oeil.
Heureusement, en grandissant il n'eut pas à porter de lunettes.Les jumeaux avaient un demi-frère ainé qui était un peu sourd. Mais toute cette grande famille vivait en belle harmonie, ce qui vous fit dire,chère tante, que l'important était que tout le monde s'entende.
J'ai le souvenir qu'un jour, vous jouâtes avec lui à :
"à dada sur le cheval de son papa"
et qu'il vous péta les deux rotules.
La chirurgie d'alors n'avait pas les performances d'aujourd'hui et vous restâtes boitillonnante, ce qui ajouta à votre distinction.Page 10
Il n'avait pas toujours été sourd. Cet accident survint bizarrement après son traitement d'un kyste au genou, le même que celui que vous eûtes, chère tante, et dont vous souffrîtes horriblement.
Il fut soigné par un praticien dont la compétence n'était plus à démontrer. Il sortait (par la porte du jardin) de la très haute et réputée Université Vétérinaire de PAMPELUNE.
C'est dire, chère tante, si vous le crûtes capable de le soigner.Cette radiographie qu'il prit de votre genou et que je prends la liberté d'exposer, chère tante, trône d'ailleurs en bonne place dans mon salon et provoque toujours l'extase, l'admiration et l'envie des visiteurs.
Vous vous exclamâtes vous même, chère tante, en la découvrant.Et ce n'est pas sans émotion, chère tante, que vous me parlâtes
de votre cousin germain qui, passant par les mains du maître,
fut totalement guéri de ses verrues plantaires.Page 11
Pour en revenir à mes voisins :
Quand nous étions réunis chez eux, notre distraction principale était de jouer avec Alphonse.
Leur chose de compagnie.
Une bonne pâte.N'ayant pas d'oreille et parlant du nez, Alphonse avait beaucoup de mal à comprendre nos questions et encore plus à y répondre.
Malgré cela, chère tante, grâce à vos dispositions au polyglottisme, vous vous réjouîtes à le questionner.
Ce qui fit beaucoup rire la chose qui à défaut d'oreille, n'était pas dépouvue d'humour.Sa planète était peuplée de "macronieux", une espèce hautement toxique.
j'ai souvenance que vous lui offrîtes, chère tante, pour le taquiner, une paire de pantoufles.
Il en pouffa à pleines joues.Page 12
Sa principale distraction était de jouer avec un mammouth laineux que vous lui achetâtes d'occasion, pour son anniversaire.
Mais je suis là que je cause, que je cause et je vous ennuie surement avec toutes mes histoires.
Aussi je termine cette lettre, chère tante, et avec mes amis du groupe bigophonique que vous ouîtes récemment, nous vous disons :
Ou, comme dirait Albert (que je hais) :
Tags : viseur pantouflard, bonusophone, grosse Berthe, perche vendômoise, ampélographe, boitillonante, polyglotisme;macronieux, bigophone
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